Extrait des Trahisons de Ca’hern

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Prologue

Cité de Ca’hern, 1101 ap. GE

Sous des draps de soie au rabat brodé, le vieil Intouchable Éliaz Brynn dormait. Dans l’obscurité, ses cheveux clairsemés se confondaient avec la taie immaculée de son oreiller. Sur sa table de chevet, une large chandelle annelée indiquait qu’il était près de deux heures du matin.

Soudain, la flamme de la bougie vacilla, menaça de s’éteindre, soufflée par un courant d’air importun. Dans son sommeil, Éliaz remua les lèvres, tira ses draps vers son cou. La flamme s’immobilisa, puis elle recommença à brûler doucement, sans frémir.

Le corps du vieil homme se crispa alors, brusquement éveillé par la pression sur son visage, par l’étoffe qui empêchait l’air d’atteindre ses poumons. Il se débattit, ses bras s’agitant dans le vide, désespérés de saisir son assaillant, de repousser le coussin maintenu sur son visage. Or, ses doigts ne trouvèrent que le vide, et l’oreiller l’étouffa de plus belle. Sous le tissu distendu, ses cris étaient presque inaudibles. Il se démena, encore et encore, mais bientôt, ses mouvements se firent plus faibles, sa poitrine s’affaissa, ses bras retombèrent. Les secondes passèrent, puis les minutes. Il ne bougeait plus. À l’autre bout de la chambre, des mains s’agitèrent et, sans qu’elles aient eu à s’en saisir, le coussin s’écarta du visage du vieil homme. Dans la pénombre, les lèvres de l’Intouchable étaient bleuies. Le blanc de ses yeux, strié de veines éclatées.

Éliaz Brynn était mort.

Des pas s’approchèrent du lit. Sans bruit, les mains qui avaient manipulé l’oreiller à distance abaissèrent les paupières du cadavre, replacèrent le coussin sur le lit, disposèrent les bras du vieillard dans une position naturelle. L’ombre assassine contempla son œuvre. Ainsi, l’Intouchable avait presque l’air de dormir… Et ainsi, il ne pourrait plus se mettre en travers de son chemin.

Se détournant du défunt, l’ombre ouvrit le tiroir de la table de chevet, en délogea le double fond puis en tira un petit sceau de métal. Ses doigts effleurèrent le pourtour arrondi, la gravure d’une rose des vents. Un sourire satisfait se dessina dans le noir, tandis que le sceau rejoignait une grosse chevalière de bronze au fond d’une bourse de velours.

La flamme de la chandelle annelée vacilla de nouveau, puis la porte de la chambre se referma sur le cadavre de l’Intouchable Éliaz Brynn.

S’enfonçant sans remords dans la nuit, l’ombre quitta le castel, partit vers le quartier des Quais. Tout était en place, à présent. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’ils réapparaissent. Il s’écoulerait peut-être des mois, des années avant que ça se produise, mais la vaïh et les vaïkhos reviendraient. Et ce jour-là, son plan se mettrait en œuvre.

I

Excursion nocturne

Cité de Ca’hern, vingt ans après la mort de l’Intouchable Éliaz Brynn

La brume avait avalé Ca’hern tout entière, depuis le haut sommet de ses tours de rizières jusqu’au vaste dédale de rues et venelles qui sillonnaient ses différents quartiers. Évitant les halos diffus des lampes accrochées aux façades, une silhouette s’enfonçait dans le brouillard. Ce soir, la nuit était sa complice et, grâce à l’opaque manteau de vapeur que celle-ci lui offrait en plus de ses habituelles ténèbres étoilées, atteindre sa cible serait pour la rôdeuse un jeu d’enfant.

Un claquement régulier rompit le silence. Semelles épaisses contre le roc.

Dans un bruissement d’étoffe, la silhouette se plaqua contre la cloison la plus proche, retint son souffle. Elle ne devait être ni vue ni entendue. Sous le lin sombre qui l’enveloppait, sa peau hâlée se hérissa de chair de poule. Qui se promenait à une heure aussi tardive ? Une des patrouilles qui assuraient aux notables et aux bourgeois du quartier du Collier un sommeil dépourvu de désagréments ? Ou s’agissait-il d’autres intrigants qui, comme elle, profitaient de l’obscurité et de la brume pour assouvir les désirs qu’ils se devaient de réprimer lorsque le jour se levait ? Elle tendit l’oreille. Le son était cadencé, doublé d’un grattement de griffes sur le pavé… Des gardes, accompagnés de martres dressées, elle en était presque certaine.

Les pas s’éloignèrent. La rôdeuse replongea dans la nuit. La présence de la garde de Ca’hern dans les rues ne l’arrêterait pas, ne l’avait jamais arrêtée. Elle avait un seul objectif, et rien ne l’empêcherait de le remplir.

Elle frôla les devantures de pierre, se faufila d’une allée à l’autre, franchit murs et clôtures. Au loin, le son des vagues qui s’échouaient contre les falaises berçait la ville. Elle avait consacré deux mois entiers à la préparation de cette expédition. Elle ne pouvait pas échouer, pas si près du but. Sa cible ne se doutait de rien, et une fois qu’elle l’aurait marquée de sa signature, elle la compterait enfin dans sa collection.

Bientôt, la rôdeuse la localisa, aussi belle et irrésistible que chaque fois que son regard la trouvait. Elle se dressait là, fièrement, au milieu de la marée de mignonnes maisons à colombages, son hourdis maçonné d’un noir d’encre la distinguant de ses consœurs aux couleurs grisâtres. Sa cible. Le manoir des Neventer.

Enveloppée de brouillard, la silhouette ferma les yeux. Dans le calme de la nuit, elle n’entendit que le discret sifflement de la brise chargée des embruns du golfe, trop faible pour disperser la brume épaisse. La voie était libre. Sous la capuche qui occultait son visage, ses lèvres s’étirèrent en un sourire radieux.

– À nous deux, murmura Kass avant de franchir les derniers mètres qui la séparaient de la demeure.

Glissant d’une ombre à l’autre, la jeune femme pénétra dans le jardin et manœuvra jusqu’au flanc de l’édifice. Elle s’approcha d’une fenêtre, rabattit les contrevents de bois, jeta un œil à l’intérieur. Derrière les carreaux et leur habillage de voile fin, tout était tranquille. Elle tira de son escarcelle une étroite tige de métal qu’elle inséra délicatement entre les montants du châssis, afin de faire basculer le loquet central. Il y eut un bruit sec. Kass se raidit… Rien, personne. Rassurée par le silence, elle ouvrit le vantail et s’introduisit en douce dans le manoir.

Malgré la pénombre, la richesse de la demeure, qui se dévoilait à mesure que Kass explorait les lieux, était évidente. Dans le salon par lequel elle était entrée, elle admira le tapis venu du royaume de Nhyss, le manteau de bois massif de la cheminée, les chandeliers de fer suspendus au plafond. Longeant les murs de pierre, elle passa à la salle à manger, où le couvert pour le petit déjeuner avait déjà été dressé, puis à la cuisine, où les broches à rôtir reposaient dans l’âtre noirci. Dans chaque salle qu’elle traversait, Kass détaillait tout du sol au plafond, plus intéressée par le découpage des pièces que par le luxe qui s’y étalait.

Elle chemina jusqu’au vestibule. En face de la porte d’entrée s’élevait l’escalier qui menait aux chambres, ses marches se perdant dans les ténèbres comme une irrésistible invitation… Chaque chose en son temps. Elle devait d’abord compléter le plan du manoir qui s’élaborait dans sa tête au fil de son exploration, qui se gravait sans effort dans sa mémoire, avec une précision qui la fascinait chaque fois. Passant devant l’escalier, Kass poussa donc la large porte qui donnait accès au bureau de la matriarche de la famille Neventer.

Dans cette pièce, aussi luxueuse que le reste du manoir, étaient gérées les affaires de la puissante notable. Sur une table s’étalait une carte détaillée des Épines, le massif qui bordait la côte au nord de la cité et grâce auquel les Neventer avaient fait fortune. En effet, en plus de protéger les îles de la ville des violences qui déchiraient régulièrement les contrées continentales d’Hyonah, les montagnes des Épines regorgeaient de pierres et de métaux avec lesquels les orfèvres de Ca’hern avaient acquis leur prodigieuse renommée, remplissant du même coup les coffres des Neventer. Kass observa d’un œil distrait les petits blocs de métal répartis sur la carte, puis les piles de papiers où étaient inscrites les dates des prochaines livraisons de minerais et leurs destinataires. Si elle n’avait été qu’une vulgaire voleuse, une seule de ces pages aurait suffi à lui obtenir une bourse remplie de mâts de cuivre, de coques d’argent et de voiles d’or. Peut-être même quelques caravelles sonnantes, si elle trouvait le bon acheteur… Kass n’avait cependant que faire de l’argent, et après un dernier tour sur elle-même pour mémoriser l’emplacement des murs, portes et fenêtres, elle quitta le bureau et monta à l’étage.

Une fois en haut des marches, elle perçut parfaitement les ronflements de chacun des occupants du manoir. D’un côté lui parvenait la respiration profonde de la matriarche Neventer et de son épouse. De l’autre s’élevait le souffle presque imperceptible de leurs fils jumeaux adoptifs. Kass posa la main sur la poignée de porte de l’une des chambres d’enfant. Le métal froid électrisa la moiteur de sa paume. S’ils découvraient sa présence, si un seul d’entre eux l’entendait, s’éveillait lorsqu’elle pousserait l’huis… Non. Ça ne lui était jamais arrivé auparavant, et ce n’était pas parce qu’il s’agissait de sa première incursion dans un manoir de notables qu’il en irait autrement. Après tout, quel serait l’intérêt de ses excursions nocturnes si aucun risque n’y était associé ? Elle ouvrit la porte.

Le lit à baldaquin occupait le milieu de la pièce, ses épaisses tentures brodées occultant le garçon endormi. Kass alla jusqu’à la fenêtre, contourna l’écritoire tachée d’encre, avant de revenir sur ses pas et de refermer l’huis. Elle répéta son manège dans la chambre du second jumeau, la pièce se révélant le reflet de celle de son frère, puis elle s’aventura enfin, plus frémissante que jamais, dans la dernière pièce du manoir : la chambre de la matriarche.

Le couple Neventer dormait, les rideaux du lit grands ouverts. Les courtes chevelures des deux femmes se mêlaient l’une à l’autre sur leurs oreillers, et le bras de la matriarche enlaçait le corps assoupi de son aimée, se soulevait au rythme de ses respirations. Kass sourit. Et dire que de jour, ces deux dames lui avaient semblé mal assorties, distantes l’une envers l’autre… Leur amour paraissait pourtant bien réel maintenant qu’elle le découvrait à même l’intimité de leur couche.

Alors qu’une bouffée de chaleur s’emparait de ses joues, Kass redirigea rapidement son attention vers les meubles, les chandeliers, les murs. Elle fronça soudain les sourcils. Était-ce la pénombre qui lui jouait des tours ou alors… ? Elle alla toucher le mur contre lequel était appuyée la tête du lit. Ses entrailles se nouèrent, crispées par l’excitation. Elle devait retourner dans le bureau.

Plus prudente que jamais, elle quitta la chambre, redescendit au rez-de-chaussée et se précipita dans la salle de travail de la matriarche. Passant à côté du secrétaire, elle alla se planter face au mur du fond. Deux bibliothèques y étaient appuyées, encadraient un impressionnant arbre généalogique. La Toile des Neventer. Plus de deux cents noms s’y alignaient dans une écriture soignée à l’encre bleue, le tout surmonté des armoiries de la famille : un blason rouge et noir paré d’une pioche blanche. Lors des noces, naissances, adoptions et décès, une Toile familiale, peinte sur papier ou brodée sur tissu pour les plus nantis, était un cadeau ca’hernois traditionnel puisqu’il rendait hommage aux ancêtres de la famille, à ceux qui, croyait-on, veillaient sur leurs descendants méritants. Kass observa le plafond. La chambre de la matriarche était juste au-dessus d’elle, la tête de lit du couple appuyée contre le mur auquel elle faisait face. Et maintenant qu’elle était de retour dans le bureau, sa conjecture se révélait une évidence : cette pièce était moins profonde qu’elle n’aurait dû l’être selon le plan du bâtiment. Quelque chose était caché derrière ce mur.

Dans l’espoir futile de chasser la nervosité qui l’avait assaillie, Kass lâcha un long et discret soupir. Une cache. Dans le mur. C’était un rêve qui se réalisait, un des plus fous qu’elle avait eus depuis qu’elle s’était lancée dans cette entreprise insensée d’explorer incognito les édifices les plus beaux et les plus intrigants de Ca’hern.

– Prête à me révéler ton secret ? murmura-t-elle en posant sa main contre la cloison.

Fébrile, Kass entreprit de tâter livres, tablettes et bibelots. S’il y avait une alcôve dissimulée ou une paroi dérobée, il devait y avoir une clé, un loquet, un mécanisme pour la révéler. Rien de ce qu’elle déplaçait ne semblait toutefois avoir le moindre effet. Elle passa à la seconde bibliothèque. Toujours rien. En supposant que le plan du manoir qu’elle avait mémorisé était exact – et elle se targuait de croire qu’on pouvait difficilement être plus précis –, l’espace que dissimulait le mur n’était pas suffisamment profond pour que quelqu’un s’y cache ; ce qu’elle trouverait ne serait qu’une alcôve étroite ou une niche… Son regard se posa alors sur la précieuse Toile des Neventer. Si un filin était attaché au cadre, puis lié à un contrepoids… C’était la clé parfaite. Et personne de sensé, dans cette ville où le respect des ancêtres était la garantie d’une après-vie paisible, n’oserait toucher à une Toile familiale… Kass agrippa donc le cadre de part et d’autre et, son cœur menaçant d’exploser devant sa propre témérité, elle le souleva.

Le discret déclic retentit comme un coup de tonnerre dans la pièce. Kass faillit laisser échapper la Toile mais la retint de justesse tandis qu’à sa droite, la bibliothèque s’était imperceptiblement décollée du mur. Avec mille précautions, elle remit le cadre en place, puis elle s’approcha de l’étagère. Des charnières invisibles… Kass fit pivoter la bibliothèque et devant elle se révéla alors la niche dissimulée.

Son unique tablette de bois était couverte d’une épaisse couche de poussière, à croire que personne n’avait accédé à la cachette depuis des décennies. Une pile de pièces d’or et d’argent, toutes frappées d’un navire aux voiles gonflées et dont une seule aurait suffi à devenir propriétaire d’une petite demeure dans le Faubourg ou les Quais, luisait dans un coin de l’alcôve. À côté des caravelles luisantes se trouvait un long coffret, dont le couvercle enchâssé de verre protégeait un coussin servant de lit à des billes de différents métaux polis, les précieuses ressources qui avaient fait la fortune des Neventer. Aucun de ces objets n’attira néanmoins les yeux de Kass, qui se rivèrent plutôt sur une cassette ouvragée, à la serrure minuscule. Contrairement aux autres choses placées dans la niche, aucune poussière ne la recouvrait.

– Du nyal, souffla Kass en effleurant l’écrin du bout des doigts.

Uniquement pour le matériau qui le composait, le coffret valait plus que la pile de caravelles entassées en sa compagnie. Kass essaya de pousser le couvercle vers le haut. Comme elle s’y était attendue, il refusa de bouger. Verrouillé. Elle jeta un coup d’œil vers la fenêtre. Une lueur grisâtre commençait à se superposer à la noirceur nocturne. Jamais elle n’était restée aussi longtemps à l’intérieur d’un bâtiment qu’elle avait infiltré. Elle devait toutefois satisfaire sa curiosité, surtout si elle caressait l’idée d’un sommeil réellement réparateur, aussi court soit-il. Sans se soucier de la sécheresse de ses orbites fatiguées, Kass sortit donc un étui de lin de son escarcelle, y attrapa deux crochets, puis, en prenant soin de ne pas troubler la couverture de poussière de l’alcôve, elle s’attela à crocheter la serrure de la cassette. Le verrou était délicat, le plus petit auquel elle eût jamais été confrontée. C’était décidément une soirée de premières…

Clic.

Kass laissa retomber les crochets dans le fond de sa besace. La langue entre les dents, elle souleva le couvercle raffiné de l’écrin. Sous ce dernier, sur une soie tissée de fils d’or, reposait un collier comme elle n’en avait encore jamais vu ; les différentes pièces de kéral poli aux reflets de feu étaient d’une délicatesse inégalée, se liaient les unes aux autres de manière si harmonieuse et subtile qu’il était difficile de croire qu’un orfèvre, même au sommet de son art, les avait assemblées. La pièce maîtresse du bijou était cependant son joyau – un rubis – taillé en parfaite briolette et enchâssé sur une fine plaque dont le pourtour avait été ciselé de divers symboles, des lettres d’un alphabet que Kass ne reconnaissait pas. Pourquoi un bijou d’une telle beauté avait-il donc été abandonné dans cette niche, alors que le travail des orfèvres de Ca’hern faisait depuis toujours la fierté de ceux et celles qui avaient les moyens de s’en procurer le produit ? Kass ferma le rabat de la cassette, remit la bibliothèque en place. Le collier, aussi extraordinaire fût-il, ne pouvait lui offrir de réponse à cette question. Elle avait exploré le manoir, découvert les secrets de son architecture. Il était tard. Ou très tôt. Elle devait partir. Mais pas avant d’avoir fait une dernière petite chose.

Elle regagna donc le salon et balaya les murs de la pièce du regard. Il lui fallait une marque de tâcheron. Ses yeux se posèrent sur l’âtre. Kass s’en approcha, se pencha pour en détailler l’intérieur. Si elle avait été une maçonne engagée pour travailler à la construction d’un manoir de notables, c’est là qu’elle l’aurait laissée, invisible et pourtant à la vue de tous, au cœur même de la demeure qu’elle aurait contribué à bâtir… Là. Dans l’ombre du jambage de la cheminée, il y avait une de ces petites gravures qu’utilisaient les travailleurs pour parapher leurs œuvres et leurs heures de travail, afin de recevoir le paiement qui leur était dû. Kass toucha la marque du bout des doigts. C’était parfait. Extirpant de sa fidèle escarcelle un ciseau de sculpteur et un maillet enrobé de tissu, elle ajouta à la marque existante les deux côtés opposés d’un triangle, qu’elle surmonta d’une paire de lignes beaucoup plus courtes. Les ailes, puis les antennes… Elle admira le résultat.

Le manoir des Neventer était sien. Il appartenait, maintenant et à jamais, à la collection du papillon de nuit.

Kass fila ensuite jusqu’à la fenêtre, grimpa sur le rebord, se laissa choir dans le jardin. Inversant la technique qui lui avait permis d’entrer, elle barra les battants, referma les contrevents et, avec pour seule trace de son passage la gravure qu’elle avait laissée dans la cheminée, elle plongea dans les brumes pâlissantes des dernières heures de la nuit.

***

À l’odeur saline du golfe se mêlaient des effluences de terre meuble, de poussière et de fumier. Derrière le muret percé d’une large grille de fer, dresseurs, palefreniers et travailleurs journaliers allaient et venaient entre les divers bâtiments du Domaine, l’élevage de belettes et de blaireaux géants qui faisait la renommée de la respectable Toile des De Cler’vi.

– B’jour, m’ssera de Cler’vi !

– Belle journée, messera de Cler’vi !

– Bonjour ! Oui, très belle journée ! répondit Kass aux palefreniers qui l’avaient saluée.

Replaçant ses courts cheveux bruns derrière ses oreilles percées de clous d’or fin et d’un anneau délicat, elle se retourna vers l’immense blairelle qui se vautrait avec volupté dans la terre battue d’un enclos. Kass la regarda un instant, attendrie par son plaisir évident.

– Allez, Cikara ! dit-elle enfin. Le bain de poussière est terminé, on va aller te faire une beauté !

L’animal ne réagit pas, continua à joyeusement frotter sa grosse tête marquée de bandes blanches et noires dans la terre. Kass siffla entre ses dents. La blairelle se redressa alors et, pataude, elle se remit sur ses pattes, son ventre arrondi et ses mamelles gonflées frôlant le sol. Après lui avoir tendrement essuyé le museau, Kass attacha une bride au licou de la bête, puis l’amena sans la presser vers la mustélerie des blaireaux.

Quand elle entra dans le bâtiment où s’alignaient les stalles spacieuses réservées à la plus grande des espèces élevées au Domaine, deux seaux remplis d’eau l’attendaient déjà.

– Bonjour, messera Kassande-Éryna, dit poliment une voix derrière elle.

– Bonjour, Taran.

Le dresseur déposa deux autres seaux sur le sol avant de s’essuyer le front, la blancheur de la manche de sa chemise contrastant avec le brun de sa peau et le noir de ses cheveux crépus attachés en un épais catogan de petites mèches savamment emmêlées.

– Dans combien de temps, pensez-vous ? lui demanda Kass.

Taran s’avança, palpa le flanc distendu de la blairelle gestante à laquelle Kass attachait les sangles permettant de retenir les bêtes pendant leur pansage.

– Moins d’une semaine, déclara-t-il. Les petits ont commencé à se placer et j’ai trouvé des morceaux de bouchon muqueux dans sa stalle ce matin. Et à la taille qu’elle a, je ne serais pas surpris qu’elle…

– … qu’elle ait quatre petits, peut-être même plus, compléta Kass.

Elle prit une étrille pour commencer à gratter les morceaux de terre coincés dans le pelage dru de Cikara.

– La plus grosse portée de blaireaux du Domaine depuis trois ans ! reprit-elle. Mon père ne parle que de ça depuis deux semaines.

– Et…, commença Taran en jetant un discret coup d’œil vers la porte close de la mustélerie avant de baisser la voix, c’est cette mise bas imminente qui t’empêche de dormir, Kass, ou c’est autre chose ?

Après s’être à son tour assurée qu’ils étaient bien seuls, Kass décocha un sourire complice au dresseur.

– Ai-je donc l’air si fatiguée ?

– Tu as l’air d’un papillon qui aurait volé toute la nuit, affirma Taran d’un ton moqueur, tout en taillant les griffes de la blairelle. Est-ce que ça en a valu la peine, au moins ?

– J’ai tout de même dormi une heure, tu sauras… Et tu ne peux même pas t’imaginer à quel point ça a valu la peine ! J’ai trouvé une niche secrète !

– Une niche ?

– Dans le mur, une cachette dissimulée derrière une bibliothèque, dans le manoir des…

Kass s’interrompit d’un coup au moment où la porte s’ouvrait derrière eux. Alec, le plus vieux des dresseurs du Domaine, s’approcha de son pas traînant.

– Ah, Taran, tu es déjà là, mon garçon, parfait ! Messera de Cler’vi, la cochère Shariany vous attend, vous avez…

– … une leçon d’escrime cet après-midi, c’est vrai ! Merci, Alec, je pars à l’instant ! Je suis désolée, ma belle Cikara, je dois te laisser. Je peux compter sur vous pour terminer son pansage ?

– Bien sûr, messera, dit le vieux palefrenier.

– Oui, messera de Cler’vi, répondit Taran en reprenant le ton qui seyait à un échange entre un simple dresseur et l’héritière du Domaine des De Cler’vi.

Kass gratta les oreilles de la blairelle avant de s’éloigner. Alors qu’elle allait franchir la porte de la mustélerie, elle s’arrêta soudain.

– Oh ! Pendant que j’y pense, Taran ! Si mon cours ne m’épuise pas trop, je repasserai plus tard pour faire une promenade avec ma chère Cybell. Pourrez-vous la préparer pour moi ?

– Bien sûr, messera.

– Merci, Taran. À plus tard, donc.

Ils échangèrent un regard, à la fois dangereusement long et infiniment trop court.

– Au revoir, messera.

Après avoir de nouveau brièvement salué le vieux Alec, Kass quitta la mustélerie, espérant, tandis qu’elle marchait vers le fiacre tiré par une belette géante, que le rose qui lui colorait les joues n’accentuait pas trop les cernes qui lui bordaient les yeux.

***

– Tu l’as encore fait, c’est ça ?

Le vacarme des roues du fiacre sur le pavé résonnait dans la tête de Kass comme un concert de cloches dissonantes. Si au Domaine, le labeur l’avait tenue éveillée, maintenant qu’elle était assise et désœuvrée, la fatigue de sa trop courte nuit la rattrapait. Dehors, le quartier du Collier défilait dans toute sa splendeur, les domestiques des villas, manoirs et castels se mêlant aux manouvriers et journaliers pour accomplir les tâches que leur avaient confiées leurs riches employeurs. Kass tira le rideau de la portière, étourdie par le tourbillon bigarré.

– Fait quoi ? demanda-t-elle en réprimant un bâillement sans vraiment chercher à le cacher.

En face d’elle, vêtu d’un pourpoint brodé et ses doigts pâles tachés d’encre, Lyh, le fils unique et hoir des Intouchables Sol’aven, croisa les bras.

– Tu es encore sortie hier soir, lâcha-t-il en la toisant. Tu te tiens la tête depuis tout à l’heure et tes cernes sont pires que la dernière fois. Tu es sortie, avoue-le. Dis-moi que ce n’était que pour aller rejoindre un amant ou une amante, et pas pour une autre de tes hasardeuses excursions dans un bâtiment…

– Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, répliqua Kass, sans pouvoir empêcher un sourire frondeur de s’accrocher à ses lèvres.

Le fiacre tressauta violemment.

– Je suis sérieux, Kass ! s’emporta Lyh. Il y a eu une nouvelle attaque hier soir, tu n’es pas au courant ? Le Conseil s’est réuni d’urgence ce matin !

– Une nouvelle attaque ?

– C’est la quatrième depuis l’équinoxe des Beaux jours, la quatrième, Kass ! Un homme a été retrouvé poignardé dans son lit, dans les Quais. Il n’y avait aucune trace d’effraction. Personne ne comprend comment ça a pu se produire ni pourquoi il a été tué de la sorte. Ca’hern va perdre sa réputation de cité la plus paisible et sécuritaire du continent d’Hyonah, si ça continue… Et toi, pendant ce temps-là, tu te balades en pleine nuit comme si de rien n’était ! Et si tu étais tombée sur ce fou, Kass ? Et si c’était toi qu’il avait…

– « Et si » rien du tout, Lyh, l’interrompit-elle. Je suis ici, avec toi. Il ne m’est rien arrivé, rien, d’accord ? Je n’ai pas été attaquée, je n’ai pas été repérée, je sais ce que je fais. Tu t’inquiètes toujours pour rien !

– Et toi, tu ne t’inquiètes jamais assez, grommela Lyh en écartant le rideau qui couvrait la fenêtre pour regarder dehors.

De nouveaux cahots secouèrent le fiacre tout à coup silencieux. Kass grimaça en se massant la tempe. Une heure de sommeil, c’était assurément trop peu… Mais c’était un prix bien modique pour la découverte qu’elle avait faite, dont le seul souvenir suffisait à éveiller en elle une savoureuse chaleur… Soudain, dans le rayon de lumière de la portière, Lyh sembla en proie à un douloureux dilemme. Devinant ce qui le taraudait à présent, Kass fit mine de n’avoir rien remarqué. Comme elle l’avait anticipé, le jeune homme se pencha bientôt vers elle et osa lui demander :

– Alors… où es-tu allée, hier soir ?

Un large sourire fendit le visage de Kass, qui en oublia presque son mal de tête. Lyh avait beau dire ce qu’il voulait contre ses excursions, il ne pouvait jamais résister à l’envie d’en savoir plus. La curiosité typique d’un passionné de récits épiques, de mythes et de légendes. Kass se cala donc confortablement dans son siège et savoura un instant l’impatience de son compagnon avant de dire :

– Neventer.

– Les… mais tu… les Neventer ? souffla Lyh, ahuri. Kass, s’ils découvrent ce que tu as fait, tu es bonne pour les geôles, non, pire, pour les cachots du commandeur, si ce n’est pour la flétrissure et les Épines ! Tu seras marquée au fer rouge ! Tu seras condamnée au travail dans les mines sans jamais pouvoir remettre un pied dans la cité ! Tu…

– Ai-je été découverte, Lyh ? Non. La seule raison pour laquelle tu connais mes activités nocturnes, c’est parce que j’ai décidé de t’en parler – je me demande encore pourquoi d’ailleurs…

– Oh, je ne sais pas, Kass, parce qu’au fond de toi, tu es consciente de ta folie ? Parce qu’on est amis depuis l’enfance ? Parce qu’on doit se marier dans l’année ainsi que le planifient nos parents depuis près de cinq ans et que les époux qui unissent leur Toile se doivent la vérité ?

– Nous ne sommes pas encore mariés.

– Ça ne change rien au fait que nous sommes amis, d’abord et avant tout ! Et en tant que ton ami, je t’en conjure, Kass, tu dois arrêter cette folie. Ça va mal se terminer, ces histoires, et tu…

– Je ne fais rien de mal, pourtant.

– Kass, répéta Lyh d’un ton grave. Tu t’introduis chez les gens sans invitation…

– Mais…

– … en pleine nuit…

– Mais…

– … en forçant leurs loquets !

– Mais je ne prends rien, et je remets tous les loquets en place ! Je ne suis pas, et ne serai jamais, une voleuse, Lyh. J’ai bien le droit de m’amuser un peu avant de devenir la respectable épouse du hoir des Intouchables Sol’aven, non ? Allez ! Tu sais bien que je ne me risquerai plus à faire ça quand nous serons mariés. Jouer mon nom, peut-être, mais la respectabilité du tien et de la cité, c’est une autre histoire et j’en suis parfaitement consciente.

– Si tu le dis…

– Lyh, reprit Kass, tout à coup sérieuse. Je te jure, encore une fois, que je me montrerai méritante du statut que ton nom m’octroiera quand viendra le moment de notre mariage. Ce n’est pas parce que ni toi ni moi ne voulons de cette union que j’oserais m’en montrer indigne. Lorsque tes parents décideront de nous céder le rang d’Intouchable, nous ferons tous deux ce qui est attendu de nous. Nous abandonnerons nos passions respectives, nous servirons la ville et nous nous dévouerons entièrement à la prospérité des gens de Ca’hern… D’ici là, cependant, s’exclama-t-elle en reprenant son ton malicieux, je peux bien me permettre de vivre un peu, non ? Allez, Lyh ! Tout ce que je fais, c’est visiter des bâtiments qui m’intriguent pour en mémoriser le plan. Il n’y a vraiment pas de quoi t’en faire !

Du moins, c’était tout ce qu’elle était prête à lui avouer, qu’il soit son ami ou son promis. En faisant semblant de s’occuper de sa tempe douloureuse, Kass repensa aux gravures de papillon de nuit qu’elle avait dissimulés dans les différents édifices de sa collection. Lyh ferait une crise de nerfs s’il apprenait qu’elle laissait une trace permanente de ses excursions nocturnes à même les murs des demeures qu’elle explorait… Il n’avait pas non plus besoin de savoir qu’elle avait découvert la niche secrète des Neventer ; le fait qu’elle avait ne serait-ce que posé un doigt sur une Toile pour trouver l’alcôve lui causerait à coup sûr une attaque. Non, ça, c’était des confidences qu’elle réservait à Taran, à celui qui appréciait ses aventures, qui l’écoutait sans l’accabler de reproches, sans lui prédire tous les malheurs du monde…

Elle se redressa, chassant de ses pensées le dresseur et les détails de sa plus récente escapade.

            – D’ailleurs, je me demandais, Lyh… Quelle devrait être ma prochaine cible, selon toi ? Maintenant que j’ai visité un manoir, j’hésite entre le castel des Brynn et celui des De Neev… C’est dommage que celui du Mouillage ne soit accessible qu’en navire, il aurait été mon premier choix…

– Entre le… Un castel ? Kassande-Éryna de Cler’vi, un jour, tu vas avoir de terribles ennuis et tu ne pourras pas dire que je ne t’avais pas prévenue !

– Oui, tu as raison. Je pourrais ajouter celui des Sol’aven à ma liste, même si je le connais déjà plutôt bien…

Avant qu’un Lyh Sol’aven aussi affolé qu’outré par une telle idée ne puisse lui présager des représailles plus horribles encore qu’un exil dans les Épines et la flétrissure de l’Oubli, Kass descendit du fiacre qui venait de s’immobiliser. Le soleil frappa sa nuque, ses courtes mèches brunes lui chatouillant la mâchoire.

– Je repasse vous chercher dans deux heures, messera de Cler’vi.

– Merci, Shariany, dit Kass en saluant la cochère, avant de s’avancer vers la belette au poil lustré qui les avait tirés jusque-là. Et merci à toi aussi, gentil Quiral…

Les oreilles rondes du mustélidé géant se dressèrent sur sa tête lorsqu’il entendit son nom, tandis que ses paupières s’affaissaient de plaisir sous la caresse dont le gratifia Kass. Lyh descendit du fiacre, en referma la portière. Kass délaissa aussitôt la belette et, sans attendre son compagnon, elle s’élança vers l’académie du Collier.

À son approche, un portier la salua et lui ouvrit respectueusement l’épais huis de bois. Ses jupes de soie poussiéreuses ondoyant sur le carrelage, Kass traversa les couloirs de pierre éclairés par des lampes et des lustres jusqu’à la cour intérieure de l’édifice. Au-dessus de la grande salle aux innombrables portes, le toit de verre permettait à la lumière du jour d’éclairer les détails de la maçonnerie, faisant de l’endroit une des plus belles pièces de tout Ca’hern. Ou du moins, de tous les lieux dans lesquels le papillon de nuit avait laissé sa signature… Les yeux de Kass s’attardèrent sur une discrète marque de tâcheron à laquelle elle avait justement ajouté son symbole, il y avait déjà des années de cela. Jamais elle ne se lasserait de la fierté que lui inspirait cette gravure, le rappel éternel de ses escapades, de l’enivrante fébrilité de l’inconnu, de l’aventure…

Avant de se trahir, elle fit face à son promis qui venait de la rejoindre.

– Allez, Lyh ! Tu ne veux tout de même pas faire attendre le maître d’armes !

– Le maître d’armes est reconnu pour son incapacité à arriver à l’heure à ses propres leçons, surtout lorsqu’elles suivent un repas comme les nôtres, maugréa Lyh. Je sais très bien ce que tu veux, Kass. Et je te préviens, je ne toucherai à aucune arme tant qu’il ne sera pas là.

– Peur d’une nouvelle humiliation à la pointe de ma rapière ?

– Ce n’est plus tant de la peur qu’une lassitude face à l’inévitable.

La main dorée par le soleil de Kass se referma sur la poignée d’une rapière à la lame longue et fine.

– Peut-être que ma fatigue changera la donne en ta faveur, qui sait ? déclara-t-elle. J’ai mal à la tête, en plus. S’il te plaît… Un petit échauffement amical…

Lyh soupira.

– Un duel, trois touches, pas plus. Et tu me promets que tu oublies les castels !

– Un seul duel, promis !

– Kass, tu n’as pas…

– Et après, je te raconte la légende que j’ai entendue d’un vieux barde quand j’ai accompagné mes parents dans le Bazar l’autre jour ! C’est une légende rajique qui mentionne la vaïh disparue…, précisa-t-elle d’une voix chantante.

– La vaïh ? répéta Lyh, oubliant aussitôt les castels, le regard pétillant. Une légende rajique qui traite de la vaïh ? Est-ce qu’elle décrit les pouvoirs qu’auraient eus les vaïkhos avant d’être anéantis par la Purge ? Ou, mieux encore, est-ce qu’elle…

– Elle parle d’anneaux, Lyh. D’anneaux enchantés par la vaïh.

Les yeux du jeune homme s’agrandirent de plus bel.

– Une légende sur des objets ciselés, vraiment ?

– Si tu le dis. C’est toi, l’historien.

– Et tu l’as… tu l’as mémorisée ?

Kass hocha la tête.

– Rien que pour toi.

– Avec ta mémoire, je le croirai quand je l’entendrai… Mémorisée mot pour mot ?

– Mot. Pour. Mot ! lui assura-t-elle. Alors… prêt pour notre duel ?

– Oui, c’est bon, tu as gagné, se résigna Lyh en prenant une lame sur le râtelier et la laissant pendre lamentablement au bout de sa main. Mais Kass… tu es encore en jupes…

– Et je te battrai malgré tout. En garde, Lyh Sol’aven !

II

Nouvelle mission

Riànn s’éveilla d’un coup, tirée du sommeil par le chahut qui s’élevait du logement du dessous. Au-dessus de sa tête, à moitié cachée par les combles du toit, la lumière de l’aube auréolait le volet de l’unique lucarne de sa chambrette. Ses voisins avaient au moins eu la décence, cette fois, d’attendre le jour pour relancer leur dispute.

Bien qu’encore fatiguée, Riànn s’assit sur le bord de son lit de paille. Elle savait depuis longtemps qu’il ne valait pas la peine de se recoucher avec ce raffut, alors autant tenter d’en tirer profit. Que n’aurait-elle cependant pas donné pour quelques heures de repos de plus, après ces longues semaines passées loin de sa couchette… Ça irait à une prochaine fois. Peut-être.

Obligeant ses paupières alourdies à demeurer bien ouvertes, Riànn releva ses épais cheveux blond cendré et les noua en une tresse dont la pointe lui chatouillait les omoplates. Tandis que sous ses pieds les cris continuaient de se livrer bataille – une histoire de loyer impayé à laquelle se mêlaient des accusations d’infidélité ; la routine, en somme –, elle s’aspergea le visage des dernières gouttes d’eau de sa gourde, puis elle enfila chausses, braies et bottes. Elle attrapa ensuite un pourpoint sans manches usé qu’elle passa sur sa chemise. Puis, tout en nouant une ceinture à sa taille, elle descendit les quatre volées de marches grinçantes qui la séparaient de l’allée des Pioches.

Dans la rue où les encorbellements qui étayaient les façades étaient si nombreux que l’aurore peinait à éclairer le pavé inégal, les éclats de la dispute, quoique toujours audibles, étaient plus étouffés et ne semblaient avoir éveillé personne d’autre – ou à tout le moins, chacun s’était résigné à les endurer jusqu’à une heure plus convenable. Traversant les lambeaux de brume qui s’accrochaient à la pénombre de l’allée, Riànn longea le caniveau pour se rendre à quelques rues de là, chez le seul boulanger à proximité.

Dans la boutique exiguë où régnait une chaleur étouffante, un homme à la barbe et aux cheveux aussi fournis qu’enchevêtrés lui fit un signe de tête.

– Même chose, messera Riànn ?

– Même chose, messer Morell.

Bien qu’elle ne soit pas passée chez lui depuis près de trois semaines, l’homme prépara sans faille la commande habituelle de sa cliente de ses mains noueuses et enfarinées.

Trois dunettes de bronze en moins dans sa bourse et un pain de riz rond et chaud lui brûlant le bout des doigts, Riànn replongea dans le labyrinthique quartier du Faubourg. À cette heure matinale, elle était presque seule à en parcourir les rues, où se mêlaient la discrète odeur du golfe et les relents infects des immondices qui dérivaient le long des caniveaux jusque dans les égouts. Les rares personnes qui croisaient son chemin étaient les lanterniers qui mouchaient les lampes en discutant d’une mystérieuse attaque récente, et des groupes de manouvriers des jardins, les travailleurs qui s’occupaient des récoltes et dont le labeur nourrissait chaque jour la cité. Bientôt cependant, les rues grouilleraient de chariots de livraison, de familles et d’ouvriers. Riànn croqua dans son pain à pleines dents, rendit un bref salut à un lanternier qui lui avait adressé un signe de tête et, regrettant de ne pouvoir accompagner sa pitance d’un bon thé ou d’un peu de confiture à cette heure où aucune boutique n’était ouverte hormis celle du boulanger Morell, elle pressa le pas.

Les commerçants entamaient à peine l’installation de leurs étals lorsqu’elle atteignit le Crochet, une des artères les plus larges du Faubourg. Là, elle put enfin savourer pleinement la chaleur des rayons du soleil. Ça lui avait manqué lors de son dernier contrat ; il y avait peu d’endroits qui la déprimaient autant que les égouts de la cité… Heureusement, plus que quelques semaines et les dernières traces du brouillard qui s’étirait depuis les Beaux jours céderaient enfin place à la saison du Faste et à sa lumière réconfortante. En prime, le quartier entier se viderait de plus de la moitié de ses habitants, qui partiraient travailler dans les mines et les carrières du massif des Épines jusqu’au retour des Brumes. Avec le calme qui envahirait les lieux, elle aurait peut-être droit à des réveils plus paisibles… Riànn ne se faisait toutefois aucune illusion ; elle vivait dans le Faubourg. Et, surtout, l’appel pouvait survenir à tout moment.

En avalant les dernières bouchées de son frugal petit déjeuner, Riànn passa devant le Nid-de-pie, un théâtre délabré aux bannières défraîchies, puis elle bifurqua vers le large pont du Parc, qui menait au quartier voisin. Alors que le Faubourg était gris et sombre, le quartier du Bazar, lui, paraissait si lumineux, si chatoyant, si vivant qu’il en était étourdissant par moments. Déjà, dans les avenues spacieuses, des commis aux habits de couleur vive s’affairaient à placer en vitrine les créations qui attireraient les clients dans l’échoppe de leur patron. Allant et venant, leurs bras chargés de cageots, des livreurs effectuaient leurs dernières transactions avant de prendre le chemin du Faubourg, où ils écouleraient à bon prix fruits, légumes, farine de riz et poissons dont le reste de la ville n’avait pas voulu.

Après avoir zigzagué entre les chariots tirés par de robustes blaireaux géants, et une fois qu’elle eut dépassé les boutiques des verriers, des maroquiniers, des tailleurs et des ébénistes, Riànn poussa la porte d’une échoppe dont l’enseigne aux lettres d’or annonçait « Jékhaz, orfèvre depuis 48 ap. GE ». À l’intérieur, un commis occupé à astiquer des bagues étincelantes leva la tête vers elle.

– Un journalier, déjà ? s’exclama-t-il avec dédain. Vivement la réouverture des mines… Je n’ai pas besoin de toi maintenant. Je n’ai même pas sorti l’affiche !

– Maître Jékhaz m’a dit que je n’avais qu’à me présenter et qu’il me ferait travailler.

– Maître Jékhaz, vraiment ? railla le commis. Eh bien, le maître n’est pas là, alors tu reviendras quand il…

– Son fils me connaît aussi. Et il arrive toujours tôt. Il pourra vous dire…

– Oh, ça va, je n’ai pas de temps à perdre avec toi ! Fais comme tout le monde et reviens quand l’offre du jour sera sortie ! Tout ce que vous faites, les journaliers, c’est donner des coups de balai, alors que ce soit ici ou ailleurs, ça ne change rien, non ? Allez, ouste ! Et ne t’avise pas de traîner dans les…

La porte qui menait à l’arrière-boutique s’ouvrit d’un coup sur un quinquagénaire aux joues et au ventre rebondis, un pinceau taché d’encre à la main.

– Que se passe-t-il ici ? On n’entend que… Oh ! Riànn ! Mon père sera ravi d’apprendre que vous êtes revenue nous offrir vos services ! Et vous, pourquoi ne l’avez-vous pas laissée me rejoindre dans l’atelier ?

Le commis ouvrit des yeux ronds, la honte plaquant de rouge son visage confus. Avant qu’il ait pu expliquer sa condescendance, Riànn intervint :

– Il ne me connaît pas, messer Jékhaz. Ne le réprimandez pas pour ça.

Incrédule, le commis referma la bouche et retint sa litanie de justifications. Le fils Jékhaz, son pourpoint de soie si tendu sur son ventre qu’il paraissait sur le point d’exploser, hocha finalement la tête.

– Je suppose que vous avez raison… Et maintenant, il saura vous reconnaître, n’est-ce pas ?

– Ou-ou-oui, messer Jékhaz… Ça… ça ne se reproduira plus !

– Cela va sans dire. Venez avec moi, Riànn !

Sans accorder une seconde d’attention de plus au commis – qui était de toute manière déterminé à éviter son regard –, Riànn traversa l’échoppe et franchit la porte derrière le comptoir.

L’atelier, bien que de bonne taille, était encombré de tables et de bureaux où s’amoncelaient poinçons, marteaux, bigornes et cisailles. Contre un des murs se dressaient deux forges à la bouche béante, pour le moment froides et sans vie, près desquelles avaient été abandonnés de gros soufflets couverts de suie. Dans le coin qui offrait la meilleure vue d’ensemble sur le reste de la pièce, le fils Jékhaz s’était déjà rassis derrière le seul bureau sur lequel était entassé plus de papiers que d’outils.

– Vous avez un nouvel apprenti ? lui demanda Riànn en le rejoignant.

– Toujours aussi observatrice ! se réjouit le quinquagénaire. Oui, une petite nouvelle, elle nous est arrivée il y a une semaine sur recommandation de la joaillerie des Per… Nous espérions en faire une lapidaire – nous en avons cruellement besoin depuis le décès du vieux Ronàn –, mais mon père n’est pas convaincu de ses dispositions ; elle abîme les pierres plus qu’elle ne les travaille, ce qui nous causerait de terribles pertes si nous la laissions toucher à nos véritables joyaux… Nous verrons si elle a plus de talent pour la sculpture. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas les fonds pour nous encombrer d’une apprentie inutile, surtout depuis la baisse des commandes que causent les conflits qui secouent le royaume de Tàanokyàn. D’ailleurs, parlant finances… me permettez-vous de vous demander si votre tarif…

– Il est le même, messer. Cinq ponts la journée, comme n’importe quel journalier de Ca’hern.

La fugace inquiétude de l’homme se dissipa aussi rapidement qu’elle était apparue, et un sourire radieux s’accrocha à ses lèvres, arrondissant ses joues joyeuses.

– Excellent ! Je suis ravi de l’entendre ! Avec les réclamations des différents regroupements de manouvriers auprès du Conseil et les commandes continentales qui se font rares… Que l’Oubli emporte ce trône sans héritier ! Mais cinq ponts la journée, pour votre travail, c’est plus que parfait ! Alors, ai-je besoin de vous montrer…

– Je peux commencer par les cheminées des forges. Si personne n’y a touché depuis mon dernier passage, elles en auront besoin.

– Personne d’autre que vous n’y touche, alors c’est effectivement le cas ! Ensuite, s’il reste du temps…

– Il en restera.

– Et c’est la raison pour laquelle les Jékhaz vous apprécient autant, chère Riànn ! Nous ne pouvons pas compter sur vous au quotidien, mais quand vous êtes ici, aucun journalier ni manouvrier aux monstrueux honoraires n’égale votre efficacité ! Quand vous serez prête, je dirai donc aux apprentis et compagnons d’aller vous voir avec les outils à nettoyer et à réparer. Cela vous convient-il ?

Elle acquiesça. Satisfait, l’homme replongea dans ses papiers, où s’alignaient de vertigineuses colonnes de chiffres. Riànn ôta son pourpoint élimé pour le suspendre à un crochet libre près des tabliers de travail. Elle empoigna ensuite une brosse de fer et s’avança vers la première des deux forges.

* * *

Lentement, le soleil descendait sur Ca’hern, à demi caché par d’épais nuages annonciateurs d’une nouvelle nuit de brouillard, probablement une des dernières de la saison. Son maigre salaire et quelques rognures de métaux grappillées au gré de son ménage en poche, le bout de ses doigts rendu insensible à force d’avoir affûté, nettoyé et réparé les outils des joailliers, Riànn quitta l’échoppe des Jékhaz sans cependant prendre le chemin de sa chambrette du Faubourg.

Pendant son unique pause de la journée, elle était allée se promener, comme chaque fois qu’elle travaillait chez les orfèvres, du côté de la grand-place du Bazar. Là, sur les grandes pages de nouvelles fraîchement placardées aux panneaux qui bordaient le bassin de la place, elle l’avait repéré.

Sur le coin de l’une des pages de papier de riz, écrit à l’encre noire d’une écriture aussi soignée que celle du reste des annonces, il y avait un nombre. « 732-5. »

C’était l’appel.

Après être retournée travailler quelques heures chez les Jékhaz, la suite de chiffres occupant toutes ses pensées, Riànn ne s’était pas attardée dans l’arrière-boutique comme à son habitude et avait plutôt mis le cap vers le nord-est de la cité.

Massant ses mains engourdies tout en marchant, Riànn prit une grande inspiration. L’odeur des algues et des viscères de poisson titillait ses sens à mesure que ses pas l’éloignaient des couleurs éclatantes du Bazar pour la mener vers les Quais, le quartier le plus septentrional, et évidemment maritime, de l’île de la Couronne de Ca’hern. « 732-5. » Ce nombre, anodin en apparence, représentait pour elle un message d’une limpidité cristalline où chaque chiffre fournissait des détails quant à la tâche à venir. Bien qu’elle ne se fût pas attendue à recevoir une nouvelle mission aussi tôt – dès ce soir, ainsi que l’exigeait l’appel –, elle se présenterait au lieu du rendez-vous.

Or, comme chaque fois qu’elle était appelée, avant d’aller se préparer à sa cache, Riànn faisait d’abord un détour vers les Quais. Autour d’elle, le chant des voiles qui claquaient au vent résonnait de plus en plus fort. Dire que jadis, ces sons avaient constitué pour elle la plus douce des berceuses… Elle pressa le pas, remonta la longue allée du Chantier. Les portes du chantier naval et du port étaient grandes ouvertes. Derrière les hautes palissades qui protégeaient le quartier des vents marins, des journaliers grattaient les anatifes qui avaient envahi la coque des navires nécessitant une réfection tandis qu’aux différents quais, sous l’œil attentif des armateurs, des capitaines et leur équipage revenaient du large, leur cale chargée de poissons, d’algues comestibles et de crustacés. Depuis l’ombre des portes, le regard de Riànn détailla les marins qui s’activaient.

Il n’était pas là.

En dépit de l’infime hésitation qui l’assaillit, elle se remit en chemin. Elle était venue jusque-là, elle n’était qu’à quelques coins de rue de l’endroit… Redescendre le Chantier, prendre l’allée des Marins, puis celle des Filets… Bientôt, elle ralentit de nouveau, s’immobilisa. Devant une maisonnette aux colombages patinés par l’air salin, au bout de la petite impasse du Leste, un jeune garçon riait aux éclats, poursuivi par son père dont les mains recourbées comme des pinces faisaient mine de vouloir l’attraper. Assise sur un banc de pierre, la mère du gamin, son ventre arrondi par une grossesse avancée, raclait les écailles des poissons frais qui leur serviraient de repas à tous trois.

Les secondes passèrent. Riànn ne bougeait pas, invisible à la famille depuis le coin de mur où elle s’était enracinée. Le garçon jouait à présent avec des voisins. La femme enceinte était rentrée avec ses poissons, et le père, maintenant assis à la place que son épouse avait occupée, s’affairait au ramandage d’un vieux filet. Les rides au front de l’homme se creusaient un peu plus chaque fois qu’il manœuvrait son aiguille de sa large main, trahissant l’âge que ses courts cheveux blonds ne révélaient pas encore. Un délicieux fumet commença à s’échapper des demeures des pêcheurs de l’impasse, éveillant la faim de Riànn. Bientôt, le soleil toucherait l’horizon au-delà des Crocs de pierre qui émergeaient des eaux du golfe de Ca’hern. Elle n’avait pas vu le temps passer. Se détournant de la famille, Riànn replongea dans les rues des Quais.

732-5. L’appel était clair. C’était au crépuscule qu’elle était attendue, et elle devait encore passer à sa cache. Elle ne pouvait se permettre d’être en retard.

La lueur du couchant empourprait peu à peu les murs de la cité. Alors que le tumulte du jour cédait place aux rumeurs du soir, les fiacres des notables et bourgeois quittaient l’île de la Couronne pour rejoindre la sécurité du quartier du Collier. Dans les rues, les manouvriers des jardins chargés des quarts de nuit se dirigeaient vers les verdoyantes tours de rizière et les champs qui les ceignaient, tandis que les lanterniers se répandaient dans les avenues, paraient lampes et réverbères de leur halo orangé. Dans le ciel, le voile de nuages s’épaississait toujours, promettait d’avaler la lune et les étoiles et d’ainsi offrir à la ville une nouvelle nuit d’une noirceur sans pareille. Une nuit parfaite pour que Riànn puisse s’acquitter du nouveau mandat que lui avait confié le Phare.

Après être passée à sa cache pour y revêtir un masque de tissu qui ne laissait paraître que le pâle éclat de ses prunelles acier et un large capuchon qui lui recouvrait entièrement les cheveux, elle se dirigea vers le pont de la Cité, qui unissait le Bazar à l’île du Collier. Tous s’écartaient sur son passage, évitaient de croiser son regard. Sous le tissu qui occultait son nez et sa bouche, qui la rendait parfaitement méconnaissable, un sourire à la fois triste et amusé lui releva le coin des lèvres. Lorsque brillait la lumière du Phare, presque rien n’osait se mettre en travers de son chemin… et ce, même si cette lumière ne brillait que pour servir Ca’hern.

Émergeant d’une venelle, une ombre parée du même accoutrement que Riànn calqua son pas sur le sien. Sans se saluer, les deux silhouettes poursuivirent leur chemin côte à côte, leurs manteaux se gonflant dans leur sillage. Quelques instants plus tard, le soleil disparaissait et les deux ombres atteignaient ensemble le lieu du rendez-vous qu’avaient indiqué les chiffres de l’appel. Dans les secondes qui suivirent, quatre autres ombres masquées les rejoignirent, et toutes se rassemblèrent autour des marches d’une maisonnette aux contrevents déjà fermés. Installé nonchalamment à même la pierre de l’escalier qui menait à la porte de la demeure, un grand homme massif, masqué lui aussi, les compta sans dire un mot avant de se lever. Son rai était au complet. Une à une, dans un ballet parfaitement coordonné, chaque ombre s’avança alors vers celui qui les dominait toutes pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.

Son tour venu, Riànn s’approcha.

– Mon bras pour le Phare, mon cœur pour la Grande. 732-5.

Son regard acier croisa celui de la large silhouette masquée, qui acquiesça d’un bref signe de tête. Une fois l’identité de chacun confirmée, l’homme, d’une voix grave et râpeuse, s’adressa à la troupe rassemblée autour lui.

– Je sais que vous êtes encore fatigués de notre dernier contrat, mais notre rai a été désigné pour cette mission urgente. Nous n’en aurons pas pour longtemps. En marche, vigiles.

Sans plus d’explications, et sans que quiconque songe même à en réclamer, l’homme prit la tête du rai. Marchant à la droite immédiate de leur chef, Riànn guettait le moindre mouvement suspect autour d’eux. Le Collier était rarement leur point de rencontre. Était-il possible que le Conseil se soit enfin résolu à leur confier une mission ?… Patience. La confiance était la clé, elle aurait ses réponses bien assez vite.

Le rai de vigiles du Phare croisa un couple allant bras dessous, bras dessous, qui bifurqua en les remarquant. Plus loin, une silhouette aux longs cheveux blancs tressés remontait l’allée des Toiles, tandis qu’un duo de lanterniers s’affairait autour d’une lampe qui refusait de s’allumer. Le chef de la troupe masquée leur fit alors traverser le carrefour, puis continuer vers l’ouest. Ils n’allaient donc pas à la Rotonde, le lieu de réunion du Conseil et des Intouchables… Riànn ne laissa pas la déception la submerger. L’heure de gloire, d’une reconnaissance officielle du Phare et de sa contribution à la sécurité et à la prospérité de Ca’hern, viendrait tôt ou tard. Ce soir, leur contrat ne consistait probablement qu’en un autre notable ayant besoin d’aide pour retrouver quelque chose… Ou peut-être s’agissait-il d’un bon papa bourgeois désireux de les engager pour escorter discrètement son précieux premier-né vers une taverne de « mauvaise » réputation dans les Quais, comme les parés – les riches habitants du quartier du Collier – s’amusaient à en fréquenter lorsqu’ils étaient en manque de sensations fortes…

Leur chef ne les mena cependant ni à un castel, ni à un manoir, et encore moins à une des auberges cossues desquelles s’élevaient des chansons paillardes accompagnées de luth et de tambourins. Il les arrêta plutôt à un coin de rue anodin et désert. Riànn glissa sa main dans les plis de son manteau, faufila ses doigts jusqu’à la poignée d’un fin poignard, la seule arme dont elle s’était équipée pour cette mission que l’appel avait annoncée comme sans danger.

– Là-bas.

Un des vigiles pointa le nord. Un fiacre approchait. Riànn leva la tête vers le grand homme à ses côtés, mais celui-ci n’avait pas bronché. La belette harnachée et son convoi piquèrent vers la musique lointaine qui ponctuait l’obscurité. Autour d’eux, le brouillard et les ténèbres s’épaissirent.

C’est alors que Riànn le vit. Un homme à la barbe soigneusement taillée, au dos voûté et au corps enveloppé d’une cape épaisse était apparu, l’espace d’une seconde à peine, dans le halo vacillant d’une lanterne. Au moment où elle levait sa main pour l’indiquer à son chef, celui-ci tourna la tête dans la même direction.

– Restez ici, ordonna-t-il à son rai, avant de désigner Riànn et de dire : Toi, avec moi.

Ensemble, ils allèrent au-devant de l’homme à la barbe fine qui s’était immobilisé à l’embouchure d’une ruelle. Les prunelles de l’inconnu s’affolaient dans ses orbites, passaient du ciel au sol, d’une rue à l’autre tandis que le reste de son corps demeurait tendu, pétrifié. De toute évidence, c’était la première fois qu’il faisait appel aux services du Phare.

Tandis que le chef de son rai s’avançait vers l’étranger voûté, Riànn demeura dans son ombre, attentive autant à la conversation qu’à tout ce qui les entourait.

– Vous avez requis l’aide du Phare, dit la voix râpeuse du chef des vigiles. La lumière du Phare vous éclaire.

L’inconnu tressaillit en entendant l’homme s’adresser à lui. Riànn en eut presque pitié.

– J’ai… j’ai un colis…, bégaya-t-il.

– Je sais. Mes vigiles le livreront à bon port.

Le chef tendit sa main gantée. Sans parvenir à maîtriser ses tremblements si intenses qu’ils en étaient pitoyables, l’inconnu à la barbe fine lui remit d’un même mouvement un étui cylindrique et une bourse. Ensuite, le regard rivé sur ses pieds incurvés vers l’intérieur, incapable de formuler même le plus court des remerciements, l’étranger se précipita hors de la ruelle, l’obscurité et la brume effaçant toute trace de lui.

Riànn rejoignit son chef. Aux ridules qui s’étaient creusées au coin de ses yeux, elle devina que celui-ci souriait sous son masque.

            – Le paiement est réglé d’avance ? C’est rare, affirma-t-elle en jetant un coup d’œil vers la bourse rebondie dans la main de l’homme massif.

– Six caravelles de cuivre…

– Des caravelles ? Mais c’est une fortune !

– Le Conseil connaît la valeur du Phare, de son rai le plus aguerri dont il a fait la demande explicite lors de sa requête.

Il lui décocha un clin d’œil. Avait-il dit le Conseil ? Riànn sourit à son tour, le cœur tout à coup gonflé de fierté. Après près de cent ans d’existence, le Conseil de Ca’hern avait enfin daigné engager le Phare, reconnaissait son existence, son utilité. C’était le début d’une nouvelle ère pour les vigiles et leurs rais.

Le chef plaça la bourse dans sa besace avant de tendre le cylindre de cuir à Riànn.

– Nous devons aller aux archives du sud du Faubourg. Je vais ouvrir la voie. Quand nous serons sur le pont, remets ceci au vigile de ton choix, qui devra ensuite faire de même, et ce, jusqu’à ce que nous ayons atteint le Faubourg.

– Ce sera fait, dit Riànn.

Fendant le brouillard, ils retournèrent auprès du reste de leur rai, qui s’était réparti autour des accès pour guetter l’approche improbable d’une patrouille de la garde.

– Repartons, ordonna l’homme à la voix râpeuse.

Le pont du Crochet, qui reliait le Collier au Faubourg, était plus étroit que celui de la Cité puisque moins de chariots de vivres l’empruntaient quotidiennement. Malgré cela, lorsque Riànn s’approcha d’un autre vigile, seul celui-ci put entendre les consignes qu’elle lui transmit dans un murmure. Il acquiesça d’un signe de tête en prenant l’étui de cuir. Riànn s’éloigna. Elle ne connaissait peut-être pas les noms de ceux et celles qui l’entouraient, pas plus qu’eux ne se doutaient du sien, mais elle savait qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres. Ils partageaient le même parcours, ils s’étaient tous et toutes montrés à la hauteur des exigences du guide masqué qui les avait recrutés, de leur chef à la voix râpeuse. Ils étaient les vigiles, ils étaient sa famille, et la confiance qui les unissait était la clé, la source de la brillante lumière du Phare.

Dans le Faubourg, les réverbères étaient plus espacés qu’ailleurs à Ca’hern, ce qui conférait une aura glauque aux rues déjà assombries par les encorbellements. Au loin, à la hauteur de sa légendaire « discrétion », avec le bruit de ses bottes et des griffes de ses martres dressées, une patrouille circulait dans le Bazar. Elle ne passerait dans le Faubourg que bien plus tard, pour la seconde des deux seules rondes qu’elle ferait dans le quartier. Ce n’était pas Riànn qui s’en plaindrait. Éviter les patrouilles, trop orgueilleuses pour reconnaître que le Phare était plus efficace qu’elles dans bien des domaines, était une des spécialités des vigiles, mais ça n’en constituait pas moins une perte de temps. Or, l’efficacité valait son pesant d’or. Riànn repensa aux caravelles de cuivre cachées dans la besace de leur chef. Une pour chacun d’entre eux… Bien que sa paie de chez ces pingres de Jékhaz n’eût pas vraiment d’importance à ses yeux – être vigile subvenait amplement à ses besoins –, les ponts gagnés plus tôt lui paraissaient risibles comparés à la fortune que représentait une caravelle, même de cuivre. À elle seule, la pièce couvrirait le loyer de sa chambrette pour près de six mois, sans compter nombre de repas. Elle pourrait peut-être même se permettre un plat de poisson mariné, son favori depuis l’enfance…

Le rai chemina de rues en avenues dans le brouillard. La lumière vacillante des rares chandelles toujours allumées dans les demeures traversait de temps à autre les lattes inégales des volets, projetant l’ombre floue du contingent dans la brume. Naviguant dans le dédale du Faubourg de manière experte, les vigiles plongèrent bientôt dans une longue ruelle au bout de laquelle se dressait, Riànn le savait pour être souvent passée devant l’édifice, la plus vieille des deux archives du quartier. Sans la voir, elle en devinait presque les contours, les bas-reliefs et les pinacles couverts de dorures, tous ces détails qui rappelaient l’âge d’or de la cité, tous ces détails qui contrastaient avec les bâtiments décrépits qui jalonnaient leur chemin.

À l’embouchure de l’allée, l’obscurité se teinta d’orangé. Ils touchaient au but. Ils remettraient bientôt l’étui aux sages de l’archive, et leur chef leur distribuerait leur précieuse paie. Un contrat rapide, facile.

Un frisson électrisa soudain l’échine de Riànn. À l’instant où elle portait la main à sa dague, leur chef levait le poing pour les arrêter. Dans l’allée étroite, le silence était absolu. Le regard de l’homme et celui acier de Riànn se croisèrent, trahirent leur inquiétude respective.

Un son déchira alors la nuit. Le sifflement d’une lame qui fend l’air en quittant son fourreau.

L’instinct de Riànn ne l’avait pas trompée. « Ce qui semble trop facile ne l’est jamais vraiment. » Sixième précepte du Code des vigiles. Le cœur battant, elle serra les doigts sur la poignée de sa dague. Autour d’elle, le reste de son rai était en état d’alerte, avait lui aussi compris le danger qui les guettait.

Ils auraient tous dû voir le piège se profiler. Ils n’étaient pas seuls dans cette ruelle.

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